SOCIOLOGIE - Sociologie et sciences sociales

SOCIOLOGIE - Sociologie et sciences sociales
SOCIOLOGIE - Sociologie et sciences sociales

Ce qui distingue d’abord la sociologie des sciences sociales, c’est que les secondes, mais non la première, ont un objet facilement identifiable et règnent sur un domaine aux contours définissables. La démographie traite de phénomènes sociaux bien déterminés: natalité, mortalité, nuptialité, phénomènes migratoires. La science politique se définit par l’étude de l’organisation et de l’exercice du pouvoir politique, du recrutement et du comportement du personnel politique, et généralement de toutes les questions que l’on peut soulever à propos du pouvoir. Si l’on accepte, ce qui paraît naturel, de compter les phénomènes économiques au nombre des phénomènes sociaux et, partant, de ranger l’économie parmi les sciences sociales, cette discipline offre un troisième exemple de «science sociale» définie à partir d’un objet ou d’une classe de phénomènes, puisqu’elle se consacre à l’étude de la production, de la répartition, de la destruction des richesses, des biens et des services.

L’objet de la sociologie est moins facilement définissable. La «société» en tant que telle n’est pas davantage un objet de recherche que la «nature» n’est en elle-même un objet de recherche pour les sciences de la nature. C’est pourquoi aucune université du monde ne propose à ses étudiants de se tourner vers «la» science de la nature. Il y a des sciences de la nature, mais non une science de la nature. Mise au singulier, cette expression apparaît immédiatement comme incongrue. De la même façon, la société ne peut représenter l’objet général qui serait propre à la sociologie.

On ne peut pas davantage définir la sociologie à partir de l’ensemble de problèmes ou de phénomènes sur lesquels elle aurait jeté son dévolu. Car les phénomènes «sociaux» n’ont pas de spécificité: les phénomènes économiques, politiques ou démographiques ne sont-ils pas des phénomènes sociaux au même titre par exemple que les phénomènes de mode? C’est pourquoi la sociologie s’intéresse dans la pratique à tous les phénomènes sociaux: à ceux dont traitent les sciences sociales particulières comme à ceux dont elles ne traitent pas. Bref, la sociologie est dépourvue de tout objet défini.

À défaut de pouvoir lui attribuer un objet propre, peut-on caractériser cette discipline par un projet intellectuel déterminé? Après tout, la chimie ne traite-t-elle pas des mêmes objets que la physique, mais d’une autre façon?

1. Des projets contrastés

Pour saisir le projet intellectuel auquel correspond le mot sociologie, il est indispensable de se reporter à ses origines. Le mot sociologie a été créé par Auguste Comte pour désigner la discipline nouvelle qu’il entendait fonder. Pour lui, cette discipline était destinée à couronner le système des sciences. L’histoire des sciences montre que sont progressivement apparues et se sont installées une suite de disciplines scientifiques correspondant à des objets de plus en plus complexes. La physique apparaît au XVIe siècle. Deux siècles après, Lavoisier fonda la chimie. La biologie scientifique s’installe au XIXe siècle. L’astronomie atteint le stade scientifique dès l’Antiquité. Tout naturellement, Comte propose de prolonger cette série et de tendre une main secourable à une évolution qu’il conçoit comme inéluctable: après la science du vivant, c’est la science des sociétés – la sociologie – qui était appelée selon lui à atteindre l’état scientifique ou, comme il dit plutôt dans son vocabulaire, l’état positif .

La confusion provint de ce que Comte entendit non seulement annoncer la naissance de la sociologie, mais fonder cette discipline et lui donner à la fois un contenu et une constitution. En simplifiant beaucoup, il définit la sociologie comme une discipline chargée de mettre en évidence des lois de l’évolution sociale et historique. Il avait établi que l’évolution des sciences obéissait à une loi de ce genre. Or ce qui était vrai des sciences lui paraissait l’être de la société dans son ensemble: le développement des sciences, leur importance de plus en plus considérable témoignaient à ses yeux de l’évolution générale des sociétés vers l’état positif.

Ainsi, avec Comte, la sociologie est définie comme une science impériale: conçue par lui comme aussi exacte, rigoureuse et capable d’accéder à la même certitude que la physique ou la chimie, elle était en même temps invitée à se donner des ambitions aussi vastes que la philosophie. Comte estimait en d’autres termes que la sociologie était destinée à tenir lieu de philosophie des temps modernes.

Cette définition comtienne de la sociologie a exercé, et continue dans une certaine mesure d’exercer, une profonde influence en France, pays où l’audience intellectuelle d’Auguste Comte a été profonde et durable. À la fin du XIXe siècle, Durkheim, le principal sociologue français classique, reprend dans une large mesure le projet de Comte. En tout cas, il est persuadé, lui aussi, que la sociologie est appelée à couronner le système des sciences et à supplanter la «métaphysique». À la suite de Comte, il voit la sociologie comme une science capable de la même rigueur que la physique et pouvant pourtant conserver les ambitions de la philosophie et en couvrir le champ. Ainsi, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse , Durkheim tente de déterminer par la «méthode sociologique» l’origine et la nature de la religion. Dans le même temps, il propose de donner une solution sociologique aux problèmes de philosophie de la connaissance posés par Kant dans sa Critique de la raison pure : les fameuses formes a priori de Kant auraient une origine sociale. De même, le sentiment du «sacré» qui, selon Durkheim, est à l’origine de la religion, serait une sorte de transposition du respect et de la crainte que la «société» inspirerait à ses membres.

Il est intéressant de s’arrêter au cas du grand sociologue anglais classique Herbert Spencer. Contemporain de Marx, d’une vingtaine d’années plus jeune que Comte, il a subi l’influence de ce dernier. Comme Comte, il conçoit aussi la sociologie comme une science positive, reposant sur la collecte et l’analyse méthodique de données de fait, et vouée au premier chef à étudier les lignes de force de l’évolution sociale. Mais sa sociologie n’a pas le côté impérialiste de celles de Comte et, plus tard, de Durkheim. On le décèle au fait que son immense Traité de philosophie s’ouvre sur un volume de métaphysique et comporte une psychologie – discipline à laquelle Comte comme Durkheim refusent le titre de science – à côté d’une sociologie.

En Allemagne, pays où l’influence de Comte a été beaucoup plus faible qu’en France et en Angleterre – en partie sans doute parce que Hegel occupa sur la scène intellectuelle allemande la place qui fut celle de Comte en France –, le mot sociologie ne s’imposa que beaucoup plus tard. Tout au long du XIXe siècle, les Allemands débattent indéfiniment des ressemblances et des différences entre Geisteswissenschaften (littéralement: sciences de l’esprit) et Naturwissenschaften (sciences de la nature), opposant ainsi aux secondes le bloc de ce que nous appelons aujourd’hui les sciences «humaines». Quant au mot «sociologie», c’est seulement à la fin du XIXe siècle, avec Max Weber, un quasi-contemporain de Durkheim, qu’il commence à s’installer en Allemagne.

Mais la sociologie telle que la voient les sociologues classiques allemands, Weber, Simmel, Sombart et d’autres, est bien différente de celle de Durkheim. Tout d’abord, les sociologues classiques allemands ne font preuve d’aucun impérialisme: selon eux, la sociologie n’est nullement destinée à se substituer à la philosophie; au contraire, elle ne peut s’affirmer comme discipline scientifique qu’à condition de reconnaître ses limites. Simmel définit même la sociologie à partir d’une renonciation aux ambitions de la philosophie. Dans sa sociologie de la religion, Weber ne se propose en aucune façon, quant à lui, de cerner l’essence du religieux, mais plutôt d’analyser les variations du phénomène religieux dans le temps et dans l’espace. D’autre part, il ne s’agit nullement pour les Allemands de déterminer des lois de l’histoire auxquelles ils ne croient guère. La sociologie allemande se définit au contraire comme une réaction contre les excès de l’hégélianisme, lequel avait voulu voir dans le bruit et la fureur de l’histoire une ruse de la raison. Bref, alors que la sociologie française s’inscrit dans le sillage de Comte, la sociologie allemande – qui s’épanouit au moment où se déploie en Allemagne un important mouvement d’idées d’inspiration néo-kantienne – se développe contre Hegel.

Mais il y a plus. Alors que Durkheim tend souvent à personnaliser la société et à écrire ce mot avec un grand S, Simmel s’en fait plutôt une conception nominaliste et va parfois jusqu’à mettre le mot société entre guillemets. Il rejoint sur ce point Weber, mais aussi Marx, qui conseillait déjà à Proudhon de voir dans la société une société de personnes et non une «société-Personne». D’autre part, alors que Durkheim entend gommer toute psychologie de l’analyse sociologique et étudier seulement les relations entre les faits sociaux, la sociologie classique allemande propose d’analyser les phénomènes sociaux comme le résultat des actions des hommes et voit dans la compréhension de l’action individuelle un moment essentiel de toute analyse sociologique. Allant plus loin, Weber pose en postulat que comprendre le comportement des acteurs sociaux, c’est en retrouver les raisons.

Ainsi, la sociologie classique se développe à partir de projets dont, comme l’a bien vu un Raymond Aron, il est difficile de gommer les différences.

2. La dimension philosophique de la sociologie classique

Cependant, il existe quelque chose de commun entre les deux grandes conceptions classiques de la sociologie, la française, celle de Durkheim, et l’allemande, celle de Max Weber – et ce quelque chose est peut-être ce qui réunit les sociologues d’aujourd’hui – c’est l’intuition, commune à un Weber, à un Durkheim, à un Tocqueville et à bien d’autres, qu’il est souvent possible d’expliquer les phénomènes sociaux autrement que par la méthode caractéristique de l’histoire traditionnelle de l’«analyse génétique» ou, si l’on veut, du «récit». Supposons par exemple que l’on veuille expliquer l’existence de telle institution. L’historien à qui l’on pose la question y répond en général en en précisant l’origine, en décrivant les conditions de sa naissance, lorsque bien sûr il les connaît. Le sociologue, lui, emprunte souvent d’autres voies et cherche plutôt, par exemple, à rendre compte de ses fonctions. Ainsi, dans une analyse classique, le sociologue américain Merton explique l’existence de la puissante machine du Parti démocrate américain par les services qu’elle rend à la clientèle du parti, et, par voie de conséquence, au parti lui-même. Son analyse ne comporte aucune allusion à la genèse de cette institution. De même, Durkheim tente dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse d’étudier les fonctions de la religion, des cérémonies ou du culte.

L’analyse «fonctionnelle» des institutions sociales n’est évoquée ici qu’à titre d’exemple. La sociologie utilise en effet bien d’autres modes d’analyse, qui échappent eux aussi aux modes d’explication utilisés par l’histoire traditionnelle. Dans la première phrase de L’Ancien Régime et la Révolution , l’un des chefs-d’œuvre de la sociologie française classique, Tocqueville déclare que son livre «n’est pas un livre d’histoire». Il veut dire par là que l’ouvrage ne tente en aucune façon de répondre aux questions qu’il se pose par la méthode génétique. Ainsi, Tocqueville se demande pourquoi l’agriculture française apparaît à la fin du XVIIIe siècle comme stagnante, à une époque où commence à se déployer en Angleterre une agriculture capitaliste de type moderne. Il résout cette énigme en construisant une sorte de modèle abstrait analogue à ceux que construisent les économistes. Ce modèle suggère que la centralisation administrative française exerce sur les propriétaires terriens français un effet de pompe aspirante qui les attire vers les villes, où ils préfèrent occuper une charge royale plutôt que de moderniser leurs exploitations.

De même, Max Weber s’interroge dans un texte célèbre sur les raisons pour lesquelles l’intense modernisation de la société américaine ne s’est pas accompagnée comme en Europe d’une érosion des valeurs religieuses. Il répond à cette question non par le récit que l’on peut facilement imaginer et qui commence avec l’histoire des pilgrim fathers , mais par un véritable modèle, c’est-à-dire par une théorie abstraite, formalisée et simplifiée. Weber s’efforce en effet de montrer que certaines caractéristiques propres à la société américaine du début du siècle contribuent à conférer aux symboles religieux une importance sociale qui, dans les pays européens, est dévolue à d’autres types de symboles.

Pour prendre un autre exemple classique, lorsque Sombart se demande «pourquoi il n’y a pas de socialisme aux États-Unis», il tente de montrer que cette singularité découle de certains traits typiques de la société américaine. Quant à Durkheim, il est évident qu’il ne pouvait traiter les questions qu’il se pose à propos du suicide – pourquoi le suicide tend-il à croître au XIXe siècle? pourquoi les taux de suicide sont-ils plus élevés chez les hommes que chez les femmes? en ville qu’à la campagne?, etc. – par les méthodes de l’histoire traditionnelle. Il y répondit par une analyse statistique étudiant de façon méthodique les variations des taux de suicide en fonction d’un ensemble d’autres variables. Les exemples de Tocqueville, de Weber ou de Sombart qui viennent d’être évoqués appellent la comparaison avec les modèles abstraits de la théorie économique. Celui de Durkheim évoque plutôt l’économétrie, c’est-à-dire cette modalité de l’analyse économique qui consiste à étudier par des méthodes statistiques les covariations des grandeurs économiques les unes par rapport aux autres.

Cette référence à l’économie permet de mieux cerner l’unité de la sociologie que l’on peut déceler derrière les différences qui séparent les projets et les traditions particulières. Lorsqu’on s’intéresse à un phénomène économique, par exemple le commerce entre l’Angleterre et le Portugal, on peut en écrire l’histoire et on fait alors de l’histoire économique. Mais on peut aussi s’interroger sur les raisons pour lesquelles les échanges entre les deux pays ont telle structure plutôt que telle autre: on fait alors, à l’instar d’un Ricardo, de la théorie économique. On peut encore tenter d’utiliser des méthodes statistiques pour étudier, par exemple, l’évolution de la structure des échanges entre les deux pays: on fait alors de l’économétrie.

La sociologie entretient avec l’histoire la relation que la théorie économique et l’économétrie entretiennent avec l’histoire économique. Elle est le lieu intellectuel où ont été découvertes des modalités et des méthodes d’explication des phénomènes sociaux différentes de celles de l’histoire traditionnelle. Sans doute les «modèles» théoriques de Weber ou de Sombart sont-ils d’un tout autre style que les analyses statistiques de Durkheim dans Le Suicide par exemple. Mais les uns et les autres ont en commun de représenter des innovations par rapport aux méthodes de l’histoire traditionnelle.

Il faut d’ailleurs préciser que ces méthodes nouvelles, qui ont été à l’origine développées au sein de la sociologie, ont été par la suite souvent utilisées par les historiens. Augustin Cochin se réclamait déjà de Durkheim, et l’on sait que Fernand Braudel se recommanda de Marx. Aussi la distinction entre histoire et sociologie est-elle dans la pratique beaucoup moins tranchée aujourd’hui qu’elle ne le fut par le passé.

La définition épistémologique de l’unité de la sociologie qui est ici proposée n’est pas exclusive d’autres définitions. On se contentera d’évoquer à ce propos la thèse de Nisbet, qui voit dans la sociologie le point de convergence d’un mouvement d’idées. La philosophie des Lumières avait répandu, nous dit Nisbet, une image artificialiste des sociétés qu’elle imaginait fondées par un contrat passé entre les sociétaires. D’autre part, elle avait une conception atomiste de la société et y voyait une simple collection d’individus. Elle était en outre égalitariste et voulait que ces individus fussent interchangeables. De plus, elle concevait ces individus comme des êtres fondamentalement rationnels. Selon Nisbet, la sociologie doit être interprétée comme une sorte de protestation collective contre l’idéologie de la philosophie des Lumières et comme un effort pour imposer une conception de la société contraire à celle qu’elle avait diffusée. Ce qui rapprocherait les sociologues par-delà leurs différences, c’est, selon lui, leur insistance sur les hiérarchies et stratifications sociales, sur le rôle social de la tradition, sur l’importance du sacré. En un mot, il faudrait voir dans la sociologie une séquelle de la réaction conservatrice contre l’esprit des Lumières qui suit les convulsions révolutionnaires françaises.

Intéressante, cette thèse a le défaut de trop réduire les différences entre les traditions sociologiques nationales, de frôler la gageure en cherchant à enrôler un Marx dans ce mouvement néo-conservateur que représenterait la sociologie. Surtout, elle passe à côté de l’essentiel en gommant entièrement l’originalité épistémologique et scientifique de la sociologie.

En revanche, elle a l’avantage de souligner indirectement un trait fondamental qui distingue la sociologie des sciences sociales particulières: le fait qu’elle apparaisse en permanence comme hantée par l’impossible rêve de proposer une image synthétique des sociétés, et par l’ambition équivoque de représenter la philosophie des temps modernes.

Il est vrai que si ce rêve est plus immédiatement apparent chez Comte ou Durkheim que chez Weber, on ne peut nier qu’il y ait aussi chez le sociologue allemand une vision du monde. Ces aspects visionnaires de l’œuvre de Weber – son côté nietzschéen, ses développements sur la notion schillerienne du «désenchantement du monde» (Weltentzaüberung ) – retiennent d’ailleurs généralement davantage l’attention que ses analyses proprement scientifiques, celles, par exemple, où il tente d’expliquer les caractères particuliers de la religion romaine.

Bref, Nisbet nous rappelle opportunément que l’histoire de la sociologie tire aussi son unité de ce que, si cette discipline ne paraît pas en mesure de réaliser l’ambition de synthèse naïvement proclamée par Comte, elle semble aussi d’un autre côté ne pouvoir échapper complètement à cette ambition. Si les sociologies de Tocqueville ou de Weber ne témoignent en aucune façon de l’esprit de système de Comte ou de Durkheim, elles sont porteuses l’une et l’autre d’une «vision du monde». Parmi les grands sociologues classiques, seuls Simmel et Pareto font véritablement preuve de laïcité à cet égard.

On voit donc les deux traits principaux qui séparent la sociologie des sciences sociales. Lieu d’innovation méthodologique, la sociologie est également travaillée par le démon de la synthèse.

3. Les incertitudes de la sociologie moderne

La dernière question que l’on peut se poser est celle de savoir si cette dimension philosophique qui caractérise l’histoire de la sociologie classique se retrouve dans la sociologie moderne.

Différents facteurs, et notamment la banalisation de la sociologie, le fait qu’elle soit devenue une discipline universitaire parmi d’autres, la multiplication du nombre des sociologues ont entraîné un effet d’éclatement. Et l’on peut dire que les projets intellectuels très hétéroclites contenus dans la sociologie classique sont tous peu ou prou représentés dans la sociologie contemporaine, quoique avec une vigueur variable selon les conjonctures et les contextes intellectuels.

En dépit de leurs divergences, Durkheim et Weber partageaient une conviction, à savoir que la sociologie a comme toute science une finalité principalement cognitive: expliquer les phénomènes non immédiatement intelligibles. À cet égard, la sociologie peut aligner de nombreux succès: Le Suicide de Durkheim, L’Éthique protestante de Weber, L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville et bien d’autres études classiques et modernes proposent des explications aujourd’hui encore considérées comme valides de phénomènes sociaux opaques pour l’esprit. Cette conception cognitive de la sociologie est sans doute la seule qui puisse assurer la continuité et la légitimité de cette discipline. Bien représentée dans la sociologie contemporaine, elle est loin d’y être dominante.

En tout cas, elle est fortement concurrencée par trois autres conceptions, également présentes à l’état latent dans la sociologie classique. La conception que l’on peut appeler critique – mais qu’il vaut mieux pour la clarté qualifier de pathétique – veut que le sociologue soit principalement l’héritier des «philosophes» et des «intellectuels», du Voltaire de l’affaire Calas et du Zola de l’affaire Dreyfus, et que – sous couleur d’analyser les sociétés – son objectif soit avant tout d’œuvrer pour le compte d’une société plus juste. La conception prophétique assigne au sociologue la mission de déchiffrer les grandes tendances de l’évolution, ce qu’il peut faire par exemple en observant les «mouvements sociaux» et en cherchant à déceler ceux qui sont «porteurs d’avenir». La conception esthétique enfin veut que le sociologue ait une obligation principale, celle de plaire et de toucher, et qu’un bon sociologue doive avoir l’étoffe d’un romancier.

Ces conceptions tendent à prendre une importance variable dans le temps. Ainsi, les années de la «contestation» – les années soixante et soixante-dix – ont été favorables aux fonctions prophétique et pathétique; les années de la «désillusion» – les années quatre-vingt – à la fonction esthétique. Elles ont en outre une importance variable dans l’espace. Ainsi, la débâcle des universités françaises, la «médiatisation» de la vie intellectuelle, certainement plus forte en France qu’en Angleterre, en Allemagne ou aux États-Unis, ont favorisé en France la conception esthétique aux dépens de la conception cognitive.

En raison de leur caractère spécialisé, les autres sciences sociales – comme l’économie, la science politique, la démographie – n’ont connu ni l’histoire tourmentée de la sociologie, ni ses hésitations quant à la nature de leur projet intellectuel. Comme beaucoup d’autres institutions, l’économie, par exemple, a été sérieusement secouée dans les années soixante. Une économie critique est alors apparue (radical economics ), à côté d’une économie prophétique et d’une économie esthétique. Mais ces épisodes appartiennent d’ores et déjà à l’histoire des idées. Ainsi, il semble que, sauf dans les conjonctures de grande turbulence, les sciences sociales particulières soient protégées par leur spécialisation même de la tentation de trahir leur vocation cognitive.

Seule l’anthropologie semble condamnée à connaître les mêmes incertitudes que la sociologie, et pour des raisons comparables. Les récits des voyageurs du XVIIIe siècle inspirèrent aux «philosophes» des considérations métaphysiques: la réflexion sur les «hommes sauvages» était censée conduire à une meilleure compréhension de l’homme tout court. Selon leur humeur, selon le contexte intellectuel d’où ils provenaient, les nouveaux voyageurs professionnels de la fin du XIXe et du XXe siècle retinrent soit une définition plutôt cognitive de leur discipline et se firent ethnologues, soit une définition plutôt spéculative ou esthétique et se firent anthropologues. Mais, par une curieuse ironie, il n’est pas sûr qu’un «ethnologue» comme Evans-Pritchard n’ait pas davantage à nous apprendre sur l’homme qu’un «anthropologue» comme Lévy-Bruhl. En tout cas, il est remarquable que, comme la sociologie, l’anthropologie apparaisse comme frappée d’incertitude quant à la nature de son projet fondamental.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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